Dans la préface de 1963 de son ouvrage La notion de politique[1], Carl Schmitt[2] déclarait de façon pour le moins inattendue que « l’ère de l’État [était] à son déclin ». Du point de vue de la France gaullienne et planificatrice, la formule avait de quoi sembler saugrenue. Trente ans plus tard, le juriste Olivier Beaud dans sa thèse de référence sur la Puissance de l’État[3] (1994) soulignait pourtant ex post la justesse du constat. Il fallait se rendre à l’évidence : la question de la « péremption » de l’État était désormais d’actualité. De toutes parts, des voix se bousculaient pour réclamer sa fin et son dépassement. L’État était accusé à la fois d’être « trop » et « pas assez » : trop pour ceux qui défendaient le localisme, le régionalisme ou le communalisme ; pas assez pour ceux qui prophétisaient une nouvelle ère géopolitique globalisée où n’existeraient que des superpuissances.
Cette période vient de subir un coup d’arrêt. La crise du Covid19, agissant comme un mouvement de balancier, a renvoyé le pendule de l’histoire dans les mains des partisans de l’État. Tous les médias s’en font l’écho
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l’État apparaît aujourd’hui comme un champ de ruine : érodé de l’extérieur par une critique doctrinale multidimensionnelle, il a fini miné de l’intérieur par des décennies de politiques libérales, de droite et de gauche.
3. Construire l’État nouveau
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La séquence historique qui a vu se succéder Gilets jaunes, mouvement des retraites puis crise du Covid19 exhibe de toute part une population meurtrie par ces politiques publiques brutalisantes. La colère qui couve est immense[27]. Les potentialités d’embrasement – qu’elles proviennent de la souffrance des quartiers populaires ou d’une reprise des « actes Gilets jaunes » – sont réelles.
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Dans le même temps, deux chantiers intellectuels doivent être ouverts pour répondre à deux des affirmations anti-étatistes que nous avons vu exposées ci-dessus :
- l’État est l’ennemi de la société ;
- l’État est l’ennemi de la liberté.
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exige en réponse l’amorce d’un double processus :
1/ D’une part, il faut reconnecter l’État à la société
... En s’appuyant sur la philosophie politique de Spinoza, il est possible de penser l’État, non comme une instance subsistant en dehors des Hommes mais comme une véritable émanation de ces derniers. Pour Spinoza, ce qui définit toute chose c’est le conatus – c’est-à-dire « l’effort » par lequel cette chose « tend à persévérer dans son être » (L’Éthique). Ce conatus chez l’Homme lui confère à la fois un besoin de liberté et de sécurité. Depuis Hobbes, on sait que l’État formé par contrat social est généralement perçu comme le meilleur garant de la sécurité individuelle. Mais cette sécurité se paye au prix de la liberté. Le coup de force de Spinoza est de trouver le moyen d’allier les deux. Pour y parvenir, écrit le philosophe hollandais, il convient de mettre en place un État démocratique[29]. Mû et régi par le demos, l’État protège et sert nécessairement la société qui le commande. De même, n’étant plus une force extérieure à cette société mais son émission, le risque d’une privation de liberté disparaît. Mieux, l’État peut grâce à son imperium augmenter la « puissance d’agir » des individus et développer un « agir social » [30] bénéficiant à tous.
2/ D’autre part, il faut (re)faire de l’État, un instrument de combat contre l’ordre injuste. ... La controverse provient des différentes acceptions de la notion de liberté que Jean-Fabien Spitz modélise entre la « non-interférence » et la « non-domination ». Pour beaucoup, la liberté consiste à « faire tout ce qu’on veut », à ne pas être empêché ni gêné. C’est la liberté revendiquée comme « non-interférence ». Cette conception de la liberté, à l’origine de la pensée libérale et libertaire, rejette l’État catégorisé comme une puissance interférente. Mais il existe une autre conception qui définit la liberté comme une « non-domination ». Cette dernière, héritière du républicanisme antique, considère que la liberté la plus essentielle est celle de ne pas être esclave, en d’autres termes, d’avoir des droits politiques[33]. ... comme le note Rousseau au cours d’un raisonnement du Contrat social analogue à celui de Spinoza : « il n’y a que la force de l’État qui fasse la liberté de ses membres »[35]. Ce renversement de perspective d’un État n’étant plus le problème mais la solution se résume chez le philosophe Alfred Fouillée par une formule fameuse : « l’État ne confisque aucun droit, il les garantit tous »[36].
Le désordre du monde actuel doit nous inviter à nous saisir de ces deux modèles pour évaluer les dangers contemporains qui mettent en péril les libertés et le corps social. La première de toutes ces menaces est le risque d’effondrement généralisé. Ce risque environnemental met en accusation la vie humaine (l’anthropocène) mais aussi et surtout les conséquences de son activité économique (le capitalocène), comprendre l’extension sans fin du marché, la quête de profit et d’accumulation.
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Connecté démocratiquement aux aspirations du grand nombre et des travailleurs, aiguillé par la souveraineté populaire, l’État nouveau devra être missionné pour répondre aux enjeux écologiques, sociaux et démocratiques[38]. Pour ce faire, il faudra s’extirper des débats caricaturaux (centralisation/décentralisation[39]) en proposant un ré-échelonnage de la décision publique articulant l’international, le national et le local[40] ; interdire l’aide au financement des chantiers écocides et rediriger ces mannes financières vers la bifurcation écologique, redonner du sens à l’impôt en mettant en place une fiscalité juste et une véritable répression contre l’évasion fiscale ; il faudra enfin rétablir « la République dans les faits » à travers l’activation de nouveaux réseaux, la remise en état des services publics et l’investissement massif dans l’éducation nationale. En un mot, « démocratiser l’État au lieu de le réduire » : telle est la réponse républicaine[41].
[1] C. Schmitt, La notion de politique ; Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992.
[2] Carl Schmitt ayant appartenu au parti nazi entre 1933 et 1936, la lecture de son œuvre nécessite évidemment précaution, mise à distance et conscience critique de cette dimension biographique du juriste allemand.
[3] O. Beaud, La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994.
[4]https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/05/economie-de-marche-la-crise-du-coronavirus-provoque-le-grand-retour-de-l-etat_6035651_3234.html
[5] https://www.liberation.fr/debats/2020/03/25/covid-19-le-retour-de-l-etat-providence_1782897
[6] https://www.lefigaro.fr/vox/politique/la-crise-du-coronavirus-ou-le-retour-de-l-etat-20200323
[7] https://www.la-croix.com/Economie/Monde/Face-coronavirus-retour-lEtat-2020-03-26-1201086163
[8] https://le1hebdo.fr/journal/numero/290
[9] Dans la philosophie allemande, la Weltanschauung correspond à la « conception du monde ».
[10] On doit à Tocqueville la première énonciation de ce continuum étatique, v. A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Paris, Gallimard, 1985.
[11] J. Barbey, F. Bluche, S. Rials, Lois fondamentales et succession de France, Paris, Diffusion-Université-Culture, 1984.
[12] E. Kantorowicz, Les deux corps du roi : essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2019.
[13] Il faut également dire que les nombreuses guerres extérieures à partir du XVIIIe siècle vont générer des coûts et la création d’une armée permanente nourrissant ainsi le besoin d’un État percepteur d’impôts désormais vitaux. On peut ainsi dire, comme le résume Charles Tilly dans sa fameuse formule, que « la guerre a fait l’État autant que l’État a fait la guerre ».
[14] Voir sur la nature du « républicanisme jacobin » et sa « sensibilité », J. de Saint-Victor et T. Branthôme, Histoire de la République en France. Des origines à la Ve République, Paris, Economica, 2018, p. 13-17.
[15] Sur l’histoire de l’administration et son évolution au XIXe siècle, voir l’ouvrage de référence de l’historien du droit Grégoire Bigot, L’administration française. Politique, droit et société. 1789-1870, Paris, LexisNexis, 2014.
[16] M. Braddick, « Réflexions sur l’État en Angleterre (XVIe-XVIIe siècles) », in Histoire, économie & société, 2005, vol. 24e année, no. 1, pp. 29-50.
[17] « L’habitant des États-Unis apprend dès sa naissance qu’il faut s‘appuyer sur soi-même pour lutter contre les maux et les embarras de la vie ; il ne jette sur l’autorité sociale qu’un regard défiant et inquiet, et n’en appelle à son pouvoir que quand il ne peut s’en passer », A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835), Paris, Gallimard, 1986, t. II, p. 274.
[18] Des réflexions intéressantes à lire à ce sujet dans le numéro spécial de la revue Nouvelles FondationS, « L’État dans tous ses états », 2007/1, n°5.
[19] Lénine, L’État et la révolution (1917), Paris, La Fabrique, 2012.
[20] Notons qu’il existe en parallèle une tradition contraire qui, de Louis Blanc à Ferdinand Lassalle, considère que l’État peut et doit être utilisé pour lutter contre le capitalisme. Sur la question, P. Fouquet, « Marxisme et socialisme étatique », in Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 12, 1981, n°1. p. 83-119.
[21] R. Gombin, Les origines du gauchisme, Paris, Seuil, 1971.
[22] Sur ce sujet, lire M. S. Christofferson, Les intellectuels contre la gauche : l’idéologie antitotalitaire, 1968-1981, Marseille, Agone, 2014.
[23] P. Clastres, La société contre l’État, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
[24] Pour une histoire de ce rapport à la « réforme de l’État », voir la thèse de Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, 2009.
[25] Pour un regard sur la question, v. N. Matyjasik et M. Guenoun (dir), En finir avec le New Public Management, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2019.
[26] S. Audier, Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », Lormont, Le Bord de l’eau, 2012 ; S. Halimi, Le grand bond en arrière : comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Marseille, Agone, 2012 ; F. Denord, Le néo-libéralisme à la française : histoire d’une idéologie politique, Marseille, Agone, 2016 ; G. Chamayou, La société ingouvernable : une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018 ; B. Amable et S. Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois : alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir éditions, 2018.
[27] M. Le Bretton, « La révolte au temps du coronavirus » in Quartier général du 23 avril 2020, https://qg.media/2020/04/23/la-revolte-au-temps-du-coronavirus-par-manon-le-bretton/.
[28] Sentiment grandissant actuellement du fait de l’explosion des violences policières. Sur cette question, voir le travail de recension de David Dufresne.
[29] Pour les détails de cette construction philosophique : J. de Saint-Victor et T. Branthôme, Histoire de la République en France. Des origines à la Ve République, op. cit., p. doit 105-111.
[30] Voir en ce sens l’édito de notre Institut du 23 avril 2020 par Fabien Escalona, https://www.institut-rousseau.fr/le-retour-de-letat-oui-mais-pas-nimporte-lequel/.
[31] J.-F. Spitz, Le moment républicain, Paris, Gallimard, 2005.
[32] P. Pettit, Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 2003.
[33] Cette liberté est donc intimement liée à la notion de citoyenneté. Voir sur toutes ces questions, J. de Saint-Victor et T. Branthôme, Histoire de la République en France. Des origines à la Ve République, op. cit., p. 31-45.
[34] Nicolas Roussellier a ainsi montré que le pouvoir exécutif et l’utilisation des moyens l’État ont été en partie accepté par le grand nombre du fait de l’extension des prérogatives du juge administratif, cf. N. Roussellier, La force de gouverner : le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, Paris, Gallimard, 2015.
[35] J.-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Paris, Gallimard, 1964, Livre II, chap. XII, p. 216.
[36] A. Fouillée, La science sociale contemporaine, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1885, p. 31.
[37] Sur cette dimension des Gilets jaunes, je me permets de renvoyer à un article écrit pour la revue Positions : https://positions-revue.fr/le-moment-gilets-jaunes-i-ce-quils-ont-su-dire/
[38] C’est tout l’objet des propositions de l’Institut Rousseau dans le cadre de son dossier « Comment reconstruire ? » ainsi que dans ses précédentes publications.
[39] C’est à un dépassement de ce débat qu’invite la note de Maxmilien Pierre-Latour, in https://www.institut-rousseau.fr/decentralisation-et-organisation-territoriale-vers-un-retour-a-letat/.
[40] Voir en ce sens le livre de David Djaïz, Slow démocratie : comment maîtriser la mondialisation et reprendre notre destin en main, Paris, Allary Editions, 2019.
[41] J.-F. Spitz, Le moment républicain, op. cit.. p. 41.
Auteur de la note Thomas Branthôme Conseil scientifique Maître de conférences à l’Université Paris V Descartes, il est historien du droit et des idées politiques. Il est l’auteur, avec Jacques de Saint-Victor d’une Histoire de la République en France (éditions Économica, 2018).