Europe Entretien
Étienne Balibar : « Le pacifisme n’est pas une option »
Face à ce qu’il définit comme « une guerre européenne », le philosophe imagine ce qui pourrait faire reculer Poutine : l’aide à la résistance du peuple ukrainien, mais aussi au peuple russe dissident – seul moyen d’éviter une « reconstitution des blocs ».
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l’Otan aurait dû disparaître à la fin de la guerre froide, en même temps que le Pacte de Varsovie. À cette époque, l’Occident a pensé qu’ayant gagné la guerre des « systèmes », il fallait qu’il engrange les fruits de cette victoire sur tous les terrains : économique, idéologique, militaire. Parmi les choses qu’il a gardées, il y a l’Otan, qui avait des fonctions externes, mais aussi et peut-être surtout celle de discipliner, pour ne pas dire domestiquer le camp occidental.
Tout cela est certes lié à un impérialisme : l’Otan fait partie des instruments qui garantissent que l’Europe au sens large ne dispose pas d’une véritable autonomie géopolitique par rapport à l’empire américain. C’est une des raisons du maintien de l’Otan au-delà de la guerre froide. Et les conséquences en ont été catastrophiques pour le monde entier.
L’Otan a consolidé les dictatures dans sa propre zone d’influence, couvert ou toléré toutes sortes de guerres, dont certaines affreusement meurtrières, comportant des crimes contre l’humanité. Ce qui se passe en ce moment ne me fait pas changer d’avis sur ce point.
Cependant, l’agressivité russe est bien réelle, et pour les citoyens des pays baltes, par exemple, la seule protection, apparemment, c’est l’Otan. Ils ont 30 ou 40 % de russophones. L’Empire russe a toujours voulu l’accès à la mer, au Nord et au Sud, et Riga peut tout à fait craindre le sort de la Crimée. La Pologne, c’est peut-être déjà un autre problème, où entre une grande part de nationalisme héréditaire, en même temps que le traumatisme du pacte germano-soviétique…
Le mieux serait que l’Europe soit suffisamment forte pour protéger son propre territoire, et qu’on dispose d’un système de sécurité international effectif – c’est-à-dire l’ONU démocratiquement rénovée, libérée du droit de veto des membres permanents.
Or, plus l’Otan monte comme système de sécurité, plus les Nations unies descendent. Au Kosovo, en Libye et surtout en Irak en 2003, l’objectif des États-Unis et de l’Otan dans leur foulée a été de casser les capacités de médiation, de proposition, de règlement et de justice internationale des Nations unies.
Étienne Balibar, le 3 mars 2022, chez lui à Paris. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Si l’on se pose la question des garanties que des peuples peuvent avoir contre des agressions, l’Otan est le dernier bâton auquel ils peuvent se raccrocher dans certains cas. Mais ce n’est pas l’idéal, c’est le moins qu’on puisse dire. Car, avec la « protection » de l’Otan arrive l’incorporation au conflit stratégique des impérialismes mondiaux.
Pour revenir à la question, je pense que c’est évidemment un prétexte de la part de Poutine. Ce n’est pas une agression de l’Otan qui a poussé Poutine à la guerre. Mais qu’il y ait eu depuis 1991 une politique systématique de grignotage de positions autour de la Russie, il suffit de regarder la carte pour comprendre que c’est vrai.
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Il est difficile d’être internationaliste quand le nationalisme triomphe, mais il y a une petite brèche par où l’internationalisme s’infiltre : c’est la solidarité avec les peuples, qui sont d’un côté et de l’autre du champ de bataille.
Cela me paraît d’autant plus vital que nous avons chez nous nos propres nationalistes ou « souverainistes », subventionnés ou inspirés par Poutine. Eux aussi forment paradoxalement une sorte d’Internationale.
Mais mon obsession du moment, c’est de savoir comment pratiquer l’unité des contraires : faire la guerre à l’armée russe et à Poutine, puisqu’il nous l’impose, et penser un au-delà de cette guerre, qui n’est pas la reconstitution des blocs. L’objectif, à terme, n’est pas seulement que Poutine recule. Il y a un objectif politiquement plus intéressant : c’est que son peuple se débarrasse de lui.
Et un autre encore plus ambitieux : inventer la grande Europe multilingue, multiculturelle, ouverte sur le monde. Ne pas faire de la militarisation de l’Union européenne, si inévitable qu’elle paraisse à court terme, le sens de notre avenir. Éviter le « choc des civilisations », dont nous serions l’épicentre.
Ndlr : son analyse ne valide-t-elle pas la position de JLM ? ACT